Wae Rebo, ça se mérite. Mais je vais commencer par le début.
Au départ de Ruteng, notre plan s’est déroulé sans accroc. Mieux que du papier à musique. On s’est renseigné auprès de notre hôtel, le Rima, partiellement en construction (ou en rénovation, question de point de vue j’imagine).
On voulait rallier Denge en bus public, non merci pas louer de scooter, encore moins monter à l’arrière d’un conducteur indonésien, et non merci, on ne veut pas non plus louer une voiture avec chauffeur pour la journée, pour la modique somme d’un demi-million et plus. Même si ça faisait toujours que 250 000Rp par tête, soit moins de 30€, on en a fait une question de principe. On n’est pas là pour se faire balader en jeep climatisée.
Le bus public donc, c’est un « Truck-sport » (ils disent TRACHPORT mais je suis pas sûre d’avoir compris.) Il part du Terminal Mena à 11h maximum, ou dès qu’il est plein. Mieux vaut ne pas trop traîner, donc.
Comment rejoindre le Terminal depuis notre hôtel ? On s’apprête à héler deux scooter (PLEASE GOD NOT AGAIN), quand un bemo arrive à l’horizon. Sauvée. Le patron de l’hôtel, qui nous avait briefé sur le trek de Wae Rebo (et tous les paiements dont il faudra s’acquitter d’ici là), nous aide à négocier le prix du bemo. Ce sera 10 000Rp chacun, ce qui correspond au juste prix.
9h20, nous voici au Terminal. J’ai pas le temps de ressortir mon Kindle pour vérifier comment on dit « où est le bus pour Denge » qu’un jeune crie à la cantonade :
« Wae Rebo ! Wae Rebo ! »
Je n’ai plus qu’à vérifier quelques informations auprès du chauffeur, démontrant mes nouvelles compétences en indonésien : combien de temps dure le trajet ? On arrive à quelle heure ? Environ quatre heures de route, et on arrive à 14h. Exactement ce qu’on nous avait dit à l’hôtel, parfait. C’est 50 000Rp le trajet, là encore, nos infos sont justes.
Embarquement immédiat… Telle une princesse, je me présente à l’arrière du carrosse, m’attendant à y trouver une échelle. LOL. Les indonésien•nes, déjà entassé•es à l’intérieur, m’indiquent une rangée de libre. On nous crie de passer nos affaires, et j’ai pas le temps de réagir, mon sac est déjà plaqué sur le toit de la carlingue avant que je n’ai pu en extraire mon « petit sac » de voyage. Mais à part ma bouteille d’eau, il ne m’a rien manqué. Je n’aurais pas pu continuer de lectures pendant ce trajet…
Le « truck », donc, c’est un camion de transport de bois transformé en bus ouvert sur les côtés. À l’intérieur, sept planches parallèles marquent les bancs, tous ont un dossier sauf le dernier, juste avant la barrière arrière. On peut donc s’y assoir face ou dos à la route.
Capacité : +60 personnes et un cochon vivant
Nous partîmes à environ quatre par rang, et deux mecs sur le toit. Nous finîmes par atteindre sept par rang (enfants compris) et douze sur le toit, aux dires de Magnus qui, à l’instar des jeunes hommes présents, a été invité à laisser sa place à une jeune femme en rejoignant ces messieurs sur le pont supérieur.
Moi, j’ai commencé le voyage aux côté de Tata, étudiante indonésienne de 22 ans originaire de Java (qui parle très bien anglais), puis au-dessus d’un cochon vivant, sur la dernière planche face à la route.
On est parti à 9h42, et on a été débarqué à Denge vers 15h30. Ce sont donc près de six heures que Magnus et moi avons passées dans ce bus, au milieu des locaux qui se rendaient d’un point à un autre sur la route entre Ruteng et Denge, et de trois autres touristes indonésien•nes, qui comme nous, prévoyaient de rallier Wae Rebo pour la nuit.
C’est ainsi que nous avons fait la connaissance de Tata, Ticka et Rian, deux jeunes filles et un garçon venus aussi visiter le village indigène.
Tata a été la première à m’adresser la parole et à se présenter, dès le départ. Et cette question : « pourquoi vous n’avez pas pris un chauffeur ? » Parce qu’on voulait voyager avec des Indonésien•nes, rencontrer des gens ! Mais après ces six heures, j’aurais plutôt répondu : « Tu plaisantes ? Je ne manquerais ça pour rien au monde ! »
Je vais pas le survendre. Le trucksport, c’est sportif. Le confort n’est pas garanti et le vol n’est pas non fumeur. Niveau climatisation, ça va, pas besoin, y a du vent quand on roule, mais ça tape très fort quand on s’arrête en plein soleil, soit environ toutes les vingt minutes, parce que ce truc s’arrête PARTOUT et même quand il est plein à craquer, les gens montent encore.
À mi-parcours, on a chargé un cochon vivant, et j’ai échangé ma place loin de la bête avec les jeunes femmes apeurées par le comportement peu coopératif de l’animal.
Et j’étais là, à l’arrière du truck, à utiliser mes deux mains et mes deux pieds comme amortisseurs, calés où je pouvais mais pas au sol à cause du cochon, à me dire : j’échangerais pas ma place contre un fauteuil en business class.
Je volais à travers les bananiers, les rizières, et oui, ça secoue, mais tout d’un coup l’odeur de la mer me saisit les narines et j’oublie que j’ai mal au dos dans cette position. C’est pas grave parce que vingt minutes plus tard, j’ai déjà changé, des gens sont descendu, j’ai plus de place pour mes jambes.
Ces six heures de transport extrêmement folkloriques m’ont donné tout le temps nécessaire pour continuer ma réflexion sur la valeur des choses. Le prix, le coût et la valeur. Trois notions extrêmement différentes, qui se confondent pourtant souvent dans mon quotidien, et dans mon esprit.
La vie ici ne me coûte rien, ou si peu que ç’en est dérisoire. Les prix que je paie me semblent totalement déconnectés de la valeur que j’accorde aux choses.
On a traversé tellement de rizières et de villages de paysans, et je me disais : c’est eux qui nourrissent la planète. C’est leur riz, en train de sécher au soleil, que je vais faire cuire à Paris. Ce riz qui transite par sacs en toile de jute comme ceux qui jonchent le plancher de notre vaisseau (à côté du cochon).
Pourquoi vous n’êtes pas riches ?
Pourquoi ces gens ne sont pas millionnaires ? Pourquoi ils vivent dans des baraques à l’air si précaire, et pas dans des villas avec piscine, comme les grands exploitants texans ? (qui non seulement ne nourrissent pas grand monde, mais ont plutôt tendance à empoisonner les gens avec leurs pesticides, leurs OGM et leurs cheptels envahissants).
Pourquoi on n’a pas plus de reconnaissance, ou de la reconnaissance tout court d’ailleurs, pour tous ces gens qui nous nourrissent ? Pourquoi le kilo de riz est si peu cher alors qu’il vient de si loin ? Et quelle est la part qui revient au final à ces gens qui prennent soin des plants les pieds dans l’eau, à longueur de saison ? Qui se cassent le dos à les extraire du sol, à sécher les graines avec tant de précaution ?
Pourquoi ça coûte RIEN de manger leur travail, alors que sans eux, on crèverait vraiment de faim ?
On arrive à Denge, ou plutôt, on nous largue au terminus, au pied du départ du trek. Les filles ont une bonne adresse : il y a un vieux monsieur qui héberge gratuitement les voyageurs, et chez qui on peut aussi laisser des affaires. Moi j’ai allégé mon sac au max pour ces cinq jours, mais Magnus ne revient pas à Labuan Bajo, donc il a tout avec lui.
On nous offre un thé, et je comprends qu’on arrive trop tard pour faire le trek en entier. On doit arriver avant 20 heures pour le dîner, et on nous propose de nous avancer au maximum à dos de moto (MAIS ENCORE PUTAIN). Je fais très vite le calcul de préférences entre 4 kilomètres de moto et garder mes deux guides indonésiennes, ou reporter le trek au lendemain matin mais perdre toute possibilité de communiquer avec mes hôtes.
Va pour la moto. (GOD PLEASE MAKE IT STOP).
Le trek des débutantes
On a deux heures et demi de marche jusqu’au village, et je viens de me rappeler que : on n’a pas mangé depuis le petit déjeuner. Un toast de pain de mie carré et un thé, pour ma part. Magnus a eu un oeuf au plat, j’ai passé.
Je viens de faire dix minutes de moto, et par conséquent, un shot d’adrénaline a fait descendre mon niveau de sucre dans le sang très brusquement. Et mes barres de céréales sont… dans le sac à pharmacie que j’ai décidé de laisser derrière, parce que je pense survivre une nuit sans mes deux kilos de médocs (ainsi que mes chargeurs en tous genres).
Donc. C’est parti pour deux heures de trek en mode jeûne, après tout, ça se fait. La nuit tombe, mais on a tous des lampes frontales, alors ça va. Sauf qu’on est dans la jungle, alors je balance à Magnus :
– T’as vu le film Avatar ?
– Ouais ?
– « première nuit dans la jungle »… J’essaie de toute mes forces d’ignorer les bruits que fait cette forêt.
– Ha Ha !
À partir de ce moment, il n’a plus arrêté de se moquer de mes sursauts fréquents, malgré ma tenue spéciale aucune-bête-ne-viendra-me-chatouiller-le-cou-j’en-fais-le-serment.
Selamat Datang Wae Rebo
Bienvenue à Wae Rebo
L’arrivée à Wae Rebo s’accompagne d’un rituel. On est accueilli par le chef du village, il faut faire une donation de 10 000Rp par personne. Il faut aussi payer le guide, 200 000Rp par groupe (on est cinq). Pour rester dormir au village, il faut s’acquitter d’un tarif fixe de 325 000Rp par personne, ce qui inclue le dîner et le petit-déjeuner (et ptêt le déjeuner aussi mais je ne suis pas sûre). On dort sur des paillasses dans la hutte traditionnelle réservée aux hôtes, avec un oreiller et une couverture (perso j’ai aussi le sac de couchage parce que je suis préparée à toutes les situations.)
C’est peut-être cher payé pour ce que c’est, et je me demande un peu où va l’argent de ce business, puisque clairement, personne ici n’a d’iPhone 6. C’était d’ailleurs la petite blague d’accueil, avant le café qu’on nous a offert après la cérémonie : vous voulez le mot de passe du Wifi ? C’était en indonésien mais j’ai tout compris, haha !
Mais c’est une expérience inestimable.
La cérémonie d’accueil était émouvante, et pourtant, j’ai rien compris au discours du chef. Mais au fond, j’ai tout compris. Il nous a accueillis. Nous sommes entrés, cinq étrangers dans ce village, et nous sommes ressortis de cette hutte cinq amis, qu’il accueille volontiers au sein de sa communauté, l’espace d’une nuit.
Tata a fondu en larmes, et j’en étais pas loin moi-même, sans même avoir pu comprendre le sens des paroles. Le ton, la musique de la langue et les sourires ont suffi.
Je me fais la promesse de revenir lorsque mon niveau d’indonésien me permettra de comprendre ces mots et de communiquer moi-même avec les villageois•es. Je compte repartir d’ici avec un sarong traditionnel, de l’un de ceux qui sont en vente, peu importe le prix. Même si je me doute qu’il sera bien supérieur à son véritable coût. Emporter un morceau de cet endroit avec moi, c’est matérialiser ma promesse de revenir.
L’avantage avec un vêtement, c’est que ça se porte. J’aurais de quoi m’habiller « bien », c’est-à-dire convenablement et respectueusement, si j’assiste à des événements formels indonésiens. (Bien sûr ce n’est pas un déguisement, je suis pas con).
Ce soir, j’ai donc dégusté le meilleur café de ma vie, haut-la-main, dîné assise en tailleur avec une douzaine d’autres visiteurs venus d’un peu partout, indonésiens comme étrangers, et je suis là, adossée à l’un des piliers de la hutte, à me raconter tout ça pour être sûre de ne jamais l’oublier.
Une journée comme celle-ci n’a pas de prix. En sortant de la hutte du chef, j’ai levé les yeux au ciel, et failli tomber à la renverse. Les étoiles dégoulinaient de la voûte céleste, mais elles restaient accrochées dans la voie lactée, qu’on remarquait par ses traces claires sur l’encre noire.
Incroyable. Où est passé cette journée ? Dans quelle dimension suis-je passée ?
Six heures de trucksport à travers les montagnes, 4 bornes de moto en altitude, et 2h30 de trek à travers la jungle.
Wae Rebo, ça se mérite, et ça se paie. Mais ça n’a pas de prix.
Au dîner, Tata m’a demandé :
« pourquoi tu aimes tant l’Indonésie ? »
Je sais pas. Parce que vous êtes accueillants, ouverts, tolérants, que j’ai le sentiment qu’une fois que je pourrais parler, je pourrais facilement m’intégrer ici, qu’on s’en fiche que je sois blanche, je serais pas perçue à vie comme une gosse de riche à pigeonner. Parce que j’ai le sentiment que la diversité de cultures, de racines, de religions et de croyances ici n’est qu’une richesse, et pas un motif d’exclusion ni de conflit. Et qu’il faut une grande sagesse pour en arriver là. Que je regarde avec beaucoup de honte le passé guerrier, colonial et meurtrier des nations européennes, d’autant plus que c’est la première fois que je visite vraiment une « ex-colonie ».
Parce que ce pays est fabuleux à bien des égards, et qu’il me fascine de plus en plus. Parce qu’une journée comme celle d’aujourd’hui me coupe le souffle et me vole les mots. Et que ça fait bien longtemps qu’aucun endroit ne m’avait foutu une claque comme celle-là.
— Dimanche 24 juillet