J’ai pensé à tout. Bah si, j’ai même pensé à m’équiper de manches longues pour pouvoir me balader à l’aise dans une région où les femmes qui montrent trop de peau, c’est manquer de respect à la culture locale. Ouais je grince un peu des dents en écrivant ça, parce que fondamentalement, je ne comprends pas la différence entre les épaules des hommes et celles des femmes. Mais bon. S’il s’agit juste de ne pas déambuler en bikini dans les rues de la ville, ça me va. Faut juste pas trop que je réfléchisse au pourquoi on utilise un pictogramme de meuf en bikini pour dire « respectez la culture ».
Le diable et le détail
J’ai pensé à tout, SAUF au fait que les retraits de cash étaient plafonnés. Non pas par ma banque française, que j’avais pris soin d’avertir de mon départ imminent et de mes besoins assez importants en liquidités. Et je me retrouve sur une île, limitée à 1 million de roupies par jour (environ, ça peut varier selon les banques), et qu’en plus, les ATM n’ont plus été approvisionnés depuis plusieurs jours parce que c’était la fin du ramadan. (C’est Annabelle, une plongeuse rencontrée au comptoir du club qui va me faire passer mes cours de secourisme, qui m’a appris ça. Ouais. J’avais pas eu le mémo, personnellement).
J’ai pensé à tout, sauf au moment où je commande un thé vert au comptoir de Dunkin Donuts pour profiter de leur Internet, et qu’au moment de déballer la paille et de l’enfoncer dans la boisson glacée, je me souviens que glace = eau, eau = tourista. L’erreur de débutant. Même si Le Routard dit qu’à Bali, la situation sanitaire s’est considérablement améliorée, je sais pas, jour 1, j’étais pas d’humeur à parier.
Rookie mistake, fig. 1
De la négociation au dilemme
J’ai pensé à négocier le taxi au départ de l’hotel, pour rejoindre le port de Sanur.
– Ça va coûter combien environ ?
– Je sais pas, j’ai pas de meter… Environ 650 000 ?
MAIS GARS. J’ai payé qu’une nuit sur les 2 que j’avais réservées, et je m’en sors à 270 000. C’est pas pour te lâcher le triple pour 20 minutes de bagnole.
J’ai pensé à négocier mais j’arrive pas à négocier, parce que je suis une putain de gosse de riche qui vient passer ses vacances les poches pleines de cash dans une île où les gens bossent un mois pour gagner ce que je dépense en une journée, entre un taxi, un bateau, et un resto. Alors je peux pas, je veux pas me battre pour 2€ par-ci, par-là. Je viens pas non plus donner la charité, acheter par pitié, parce que je suis pas Tintin au Congo.
Une dame qui vendait des sarongs m’a abordée pendant que j’attendais mon bateau. Je voulais un sarong, j’avais prévu de m’en acheter un. Je lui demande combien ? Elle répond 70 000. Je sais que je dois négocier, si elle me demande 70, ça doit en valoir 30. Mais je peux pas négocier. Dans ma tête, j’ai fait le calcul. 70 000 roupies, c’est moins de 5€. (100 000 Rp = 7€). Elle me demande 4€ et des poussières pour un vêtement que je vais utiliser tous les jours de cet été, que j’utiliserai en France comme foulard cet automne, que je vais porter au turban ici tous les soirs pour protéger mes oreilles de la clim’ et des ventilos. Moins de 4€.
J’ai pris à 70 000. Quelques minutes plus tard, une autre femme m’aborde. Elle vend des breloques, le genre de trucs dont tu veux pas t’encombrer quand t’es en mode backpacking, jour 1. Je refuse. Elle insiste. Je refuse toujours poliment, je lui montre mon sac trop lourd déjà, blindé. Elle me demande ce que je fais là, combien de temps je reste, etc.
« you very rich girl »
Eh ouais. Very rich girl, limitée en cash par les banques de ce pays, aussi. Elle me demande un euro, pour sa collection de pièces. J’suis con aussi, d’avoir vidé mon porte monnaie avant de partir… Mais attend, il m’en reste un. Je lui offre, elle me montre quelques unes de ses pièces du monde entier, et m’en offre une, chinoise, avec un trou au milieu. On a discuté, le peu qu’on a pu.
Voilà, j’ai un sarong et une pièce de monnaie chinoise en porte bonheur, dont je me ferai sans doute un bijou en rentrant. Pour 5€.
Le juste prix
C’est dur, de se retrouver sans repères. Je suis sur un budget serré, mais je suis FUCKING RICH pour ces gens. Je suis censée négocier tout ce que j’achète, mais j’ai l’impression de leur manquer de respect quand je le fais, et de leur manquer de respect quand je le fais pas. D’un côté, j’suis une connasse de gripsou, de l’autre, j’suis une connasse de néo-colonialiste qui entend « sauver les indigènes » à la force de son porte-monnaie.
Du coup, j’ai arrêté de me prendre la tête. Je paie le prix qui est juste pour moi. J’ai besoin de ça ? À quel prix j’en ai besoin ?
Arrivée à l’auberge « Gili la Bohème », j’ai changé de dimension. Ce lieu est trop fou pour que je n’en fasse pas le cadre d’une de mes scènes de roman, c’est obligé. Je suis entrée en sueur, mon sac décidément trop lourd sur le dos. Direct, « Emi » m’a accueillie avec un verre d’eau.
J’ai hésité. J’ai vraiment hésité, mais je me suis retenue de demander « is it drinkable ? ». Non connasse, c’est de l’eau stagnante, le mec qui tient l’auberge adore empoisonner les étrangers qui viennent tout juste de débarquer, il kiffe récurer les chiottes bouchées par la diarrhée de touristes, sans aucun doute.
J’ai bu l’eau, en me souvenant de ce que j’avais lu sur le Guide du Routard : il n’y a pas d’eau douce sur Gili Trawangan. Donc l’eau potable-potable, c’est pas juste un luxe d’étrangers, c’est le même problème pour tout le monde, ils ne boivent pas d’eau déssalée non plus.
J’ai pensé à tout. Sauf au fait que ma sur-préparation pour aller visiter un vrai pays avec des vrais gens qui vivent là toute l’année, ça pouvait virer à l’irrespect total, si je me laissais aller…
« We are all mad in here »
Mais voilà. 19h, premier repas chaud. Enfin. J’avais oublié de manger, en vrai j’avais pas eu le temps, et surtout aucune envie d’avaler quoi que ce soit dans cette chaleur tropicale. Une barre de céréales-coco-raisin quand je commence à flancher, ça m’a fait tenir toutes les 3 heures aujourd’hui. Le temps que mon corps s’adapte à ce nouveau paradigme un peu traumatisant quand même.
Mais ce soir, je suis assise dans un gros pouf à même la plage, à la terrasse d’un bon restaurant. Comprendre : les prix sont plutôt autour de 70-90 000 roupies le plat. (Encore une fois : moins de 7€). J’ai les orteils dans le sable, une paille plantée directement dans une noix de coco.
On me sert un curry vert de légumes au riz brun, dont je ne me remets pas. Le tout sous un ciel noir perlé d’étoiles, au son des vaguelettes qui viennent chatouiller le sable à quelques mètres, en diffusant un parfum salé.
Et la lune est renversée, de ce côté du globe. Son croissant lui dessine le sourire du Chat Cheshire, de l’autre côté du mirroir. Monde fou, me glisse-t-il à l’oreille. Si tu sais pas où tu vas, tu t’en fiches du chemin que tu prends. Et si tu sais où tu vas, tu t’en fiches de te perdre : tu as un cap, et une destination.
J’ai un cap. Quelques escales prévues en route, et sans doute encore pas mal d’erreurs et d’hésitations sur le chemin.